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Boualem ALIOUAT, professeur à l’université Nice: « La candidature de Bouteflika témoigne d’une impréparation totale de toute alternative »

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Dans cet entretien, Le professeur Boualem ALIOUAT , réagit, comme nombre d’intellectuels algériens établis à l’étranger, aux événements qui marquent la scène nationale avant les présidentielles du 18 avril.

Il donne son avis sur le 5e mandat, sur les manifestations du peuple, et enfin sur l’appel lancé par un collectif d’intellectuels au peuple algérien.

Algérie-Eco : Vous venez de lancer un appel au côté d’autres intellectuels algériens résidant à l’étranger et en Algérie, en affichant votre soutien indéfectible au mouvement spontané du peuple et de sa jeunesse pour un changement politique radical et pour la restauration des libertés individuelles (d’expression, d’association, de circulation, d’entreprise…). Peut-on connaitre votre position sur le sujet?

Pr Aliouat : Le mouvement du peuple qui date de quelques jours est sans conteste le plus bel élan vécu en Algérie depuis l’indépendance. Il a la particularité d’être pluriel tout en étant fédérateur. Toutes les catégories de la population se sont senties portées par cette vague d’optimisme historique. Dans leur for intérieur, tous les citoyens attendaient ce sursaut de conscience, cette émancipation, cette libération.

Rien ne semble plus pouvoir être comme avant. Les forces vives de la société, certaines organisations syndicales ou patronales comme CARE, certains opérateurs économiques emblématiques (Slim Othmani, Issad Rebrab …) ou partis politiques et autres parties prenantes de la société civile semblent avoir été convertis à ce cri du cœur pour un changement radical en Algérie.

Les partis d’opposition ont compris l’urgence d’un retrait du processus électoral qui se dessine comme un mauvais scénario sous leurs yeux. Bien entendu, certains récalcitrants (parmi les politiques, le FCE, l’UGTA…) demeurent nostalgiques d’un passé révolu, mais dans l’ensemble, le sens de l’Histoire file sur la route de cette marche valeureuse d’un peuple lucide, inventif et courageux.

Depuis des décennies, le peuple semblait avoir été dépossédé de sa guerre de libération. L’acquis le plus précieux de sa révolution (l’a-t-on compris en haut lieu ?) était le droit du peuple à disposer de lui-même, de mener librement et sans contrainte les projets de son épanouissement, de son développement.

La confiscation de ce droit fondamental, de cette liberté, de ses libertés individuelles pour ainsi dire, s’est traduite progressivement par les pires injustices qu’un peuple ait à subir, celles qu’on inflige à sa dignité. Une Algérie de castes a progressivement pris forme, sous des prétextes fallacieux et iniques. Le pouvoir s’est graduellement construit sans gardes fous, sans responsabilité aucune, aveuglément.

Sans comptes à rendre, la gouvernance folle s’en est allée comme le bateau ivre va de rives en rives s’échouer. Les indicateurs économiques du déficit budgétaire, l’inflation, la balance courante des paiements, l’état des réserves de change et celui du fonds de régulation des recettes, la dévaluation monétaire, le taux de chômage (réel ou masqué par l’emploi précaire et déguisé), témoignent tous les jours davantage d’une politique absurde, en lévitation complète par rapport aux exigences de bonne gouvernance politique et économique. Les faux-semblants ne font plus illusion. Les craintes d’un avenir sans lendemain enflent parmi les rangs d’un peuple abasourdi. On ne fait plus cas de l’envers et de l’endroit. Tout s’y mélange pêle-mêle. Amateurisme, incompétence, avidité, cupidité rivalisent d’efforts pour maintenir en place un pouvoir aux abois qui n’a plus ni boussole ni vertu. Certains nantis, enivrés par leurs privilèges usurpés, y croient encore, ils sont les seuls.

Il nous a dès lors paru évident que ce mouvement devait continuer, et poursuivre sa quête. Il nous paraît plus encore évident que les intellectuels algériens manifestent énergiquement leur soutien à cette marche de l’histoire. Beaucoup d’entre nous, avec Omar Aktouf, Taïeb Hafsi, Abelhak Lamiri, Kamel Daoud, Boualem Sansal, et tant d’autres, chacun dans son domaine, avons publié, donné des conférences, agi activement et manifesté pour qu’un sursaut de conscience survienne. Le peuple donne ici chair à nos propres rêves. Il rend possible l’impossible.

Notre appel qui a, à ce jour, recueilli des milliers de signatures et soutiens, décline 7 revendications, dont notre soutien indéfectible au peuple algérien dans son combat pour ses droits, ses libertés et le pouvoir souverain qu’il a de choisir ses représentants démocratiquement. L’instauration d’une justice sociale et d’une égalité de droits pour tous à travers des instances représentatives indépendantes et libres, et l’abolition définitive de tout système de privilèges à travers une égalité de chance pour tous sont des principes que nous revendiquons avec, pour et par le peuple.

Notre appel est sans ambiguïtés dans son exigence d’un changement immédiat par la mise en place d’une assemblée constituante indépendante chargée de rédiger une nouvelle constitution pour une deuxième République algérienne. Les circonstances sont en effet comparables à celles de septembre 1962 par l’ampleur de la volonté populaire, et la déclaration du président de la république A. Bouteflika, qui accompagne son dépôt de candidature, ne dit pas autre chose. Il est urgent de réorganiser fondamentalement l’organisation des pouvoirs publics algériens en fonction de sa topographie sociale, culturelle, économique et historique. Cette assemblée indépendante tient son pouvoir constituant de la volonté du peuple à une heure décisive de son histoire. La nouvelle constitution devra être entérinée, non par une quelconque autorité politique, mais par référendum.

Restituer à notre jeunesse, aux femmes et aux hommes de la nation tout entière, des perspectives d’avenir et un nouveau projet de société ouvert sur le monde, fait aussi partie de nos préoccupations. Il est temps de raccrocher le pays au concert des nations qui avancent et prennent leur destin en main plutôt que de subir éternellement les affres d’un monde qui se globalise et se développe sans nous.

Au grand étonnement de tous, le président de la république a déposé sa candidature pour les élections du 18 avril. Quel commentaire faites-vous dans ce sens?

Les algériens comprennent spontanément que ce dépôt de candidature présente des incohérences qui font violence à son intelligence collective, et même à sa dignité en tant que peuple souverain libre de disposer de lui-même. Mais, à la vérité, il n’est pas si étonnant que cette candidature ait été déposée envers et contre tous, pour plusieurs raisons qui tissent précisément l’intrigue du paradoxe. Chercher à gagner du temps n’a jamais fait une bonne stratégie. C’est malin, mais pas très intelligent.

En premier lieu, cette candidature témoigne d’une impréparation totale de toute alternative en Algérie depuis des années. Et cela s’est aggravé avec le délitement des ententes sacrées entre composantes du pouvoir, entre les partis politiques, entre les parties prenantes du monde économique… Qu’il s’agisse de son modèle économique, de ses référents politiques ou de sa gouvernance, le pays a été géré dans la naphtaline et l’inconsidération totale des fondamentaux et des règles de l’art, entraînant l’accroissement des gabegies et de la corruption au vu et au su de tous.

En deuxième lieu, cette candidature traduit la volonté folle et irresponsable de perpétuer un système qui touche à sa fin.

En troisième lieu, cette candidature assortie d’un mémorandum, d’un florilège de bonnes intentions, laisse pantois et pose question. Comment peut-on à ce point prendre son peuple pour naïf et puérile, alors même qu’il vient de démontrer, par la force de la rue à défaut des urnes qu’on lui refuse, son émancipation et sa détermination ? Aucun vadémécum de promesses ne pourra plus faire illusion, par la ruse ou la fourberie.

Autrement dit, cette candidature assortie de soi-disant concessions faites à la foule, montre l’audace de l’outrage qu’un clan est capable d’opposer à son peuple qu’il a cru tenir en servitude pour longtemps encore. Pourquoi ce peuple devrait-il se contenter de promesses quand il tient pour accessibles les changements auxquels il aspire ? Quand il les sent à portée de main ? Quand il sent le souffle de l’alternance politique sur son front ? C’est cette réalité que les autorités en place ne veulent, ne peuvent, pas voir. Pourquoi ? Essentiellement, parce que cette réalité n’entre pas dans leur logiciel. Quand un clan bâtit pierre par pierre l’édifice de son pouvoir absolu, de ses privilèges, de ses droits dynastiques et des excès qui les accompagnent, dans l’aveuglement total des tissages claniques aux multiples ramifications politiques, financières et affairistes, plus rien ne semble pouvoir remettre en cause ses certitudes, ses vieilles habitudes et ses turpitudes. Aussi étonnant que cela puisse paraître, c’est très certainement confiant que le clan a lancé ici son dernier galop d’essai. Une année, une année encore, c’est si pathétique que cet appel retentit comme le cri de douleur d’un pouvoir à l’agonie.

Certains analystes prévoient un durcissement des manifestations dans les jours qui viennent. Est-ce une bonne décision à votre avis pour faire face à ce 5ème mandat?

Tout d’abord, je souhaiterais rappeler que le combat contre un éventuel « 5ème mandat » exprime la perte regrettable de toute confiance dans nos institutions. Cette confiance, c’est le dernier fil qui nous reliait à un semblant de nation démocratique. En temps normal, en lieu normal, le peuple aurait nourri le projet de rejeter une « candidature » à une élection présidentielle et les urnes auraient produit l’effet attendu. En Algérie, il semble que le peuple ne se résigne plus à faire semblant de croire en nos supposés principes démocratiques. Il prend acte de la sempiternelle supercherie et va droit au but. C’est le « mandat » et non la « candidature » qui est attaqué, car la « candidature » vaut « mandat » dans toute bonne dictature. En soi, l’acte est à la fois symbolique, fataliste et porteur d’une révolte sans précédent. Le soulèvement, pacifique à ses débuts, portent en conséquence toutes les raisons de toutes les colères. Or, la colère enfle à mesure qu’on veut l’éteindre quand elle devient sensible et douloureuse. La contre-offensive des autorités politiques, militaires ou policières aurait sur elle l’effet du vent sur le feu. Car ce dernier éteint le petit, tandis qu’il ravive le grand.

Nul mouvement politique spontané s’exerçant par une présence massive du peuple dans la rue ne peut durablement être contenu dans un cadre pacifique. La thermodynamique des mouvements populaires génère soit de l’entropie, une forme de désorganisation face à une opposition inflexible à ses aspirations profondes et pourtant constitutionnelles, soit une violence incontrôlable face à une myopie ou une surdité face à ses revendications légitimes, notamment lorsqu’il s’agit de ses droits fondamentaux et de ses libertés individuelles. Le sentiment d’injustice, la mise en tension d’une gouvernance qu’il ne juge plus légitime, la tyrannie d’une caste, d’une nomenklatura, sur l’ensemble d’un peuple dans son immense majorité et quel que soit leur âge, leur condition sociale, leur genre…sous prétexte qu’il ne fait pas partie d’une élite sociale élue, décrétée par un groupe privilégié, devient profondément inacceptable et de plus en plus insupportable pour le commun des citoyens.  Miser, cyniquement, sur le délitement du mouvement, sur sa division interne, sur son éclatement à partir du moment où il deviendrait plus offensif dans son expression, serait faire preuve d’un machiavélisme malhabile et dangereux. Maladroit, car le peuple est désormais habitué aux intrigues du pouvoir et nourrirait encore davantage de frustration, de rancœur et d’amertume à l’égard de manœuvres politiciennes grossières et irresponsables. Dangereuse, car en pareil cas, ce sont toujours les extrêmes qui trouvent crédit auprès d’un peuple désemparé face à ce qu’il vivrait comme une violence politique supplémentaire. Les autorités politiques vont devoir faire preuve de responsabilité et tirer les leçons de cette expression de rejet sans précédent.

Il va donc falloir anticiper le durcissement du mouvement populaire avec souplesse et esprit de compromis. Il est de loin préférable que les autorités politiques en place se préparent rapidement à l’alternance et participent pacifiquement à leur retrait au profit de nouvelles perspectives d’une gouvernance renouvelée. Le peuple ne reculera pas à ce stade de son mouvement qui exprime d’abord une volonté forte de prendre son destin en main et d’offrir aux générations futures un nouveau projet de société. D’un point de vue marxiste, d’un matérialisme historique, il est incontestable que la gouvernance actuelle a vécu tout son cycle, ses dérives, ses excès, ses injustices. Elle a bu son calice du pouvoir et des privilèges jusqu’à la lie. Un cycle nouveau se dessine par la volonté populaire multiple issue notamment d’une jeunesse qui ne se laisse pas enfermer dans les vieux tonneaux sémantiques pseudo-patriotiques, dédaigneux et méprisants, du pouvoir actuel qui ne répond ni en compétences ni en vision stratégique aux desseins du monde globalisé qui s’impose à nous. Ils n’ont servi qu’à amadouer les générations passées pour mieux les asservir.

Le 8 mars prochain, dans un nouvel élan, galvanisé par ses acquis et l’assurance d’avoir raison contre le pouvoir prétendu inamovible, le peuple apportera la preuve d’une démocratie naissante, plus saine, plus vive et mieux à même de répondre aux grands défis, aux grands enjeux qui se profilent à l’horizon d’un avenir demeuré jusqu’ici morose.

Le point de non-retour est atteint, nulle ruse, nul stratagème, ne pourra désormais contraindre la marche de l’histoire.

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