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Saïd Sadi : « L’heure des grands choix a sonné »

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Beaucoup de citoyens s’interrogent légitimement sur ce qu’il conviendrait de faire pour donner sens et consistance à un mouvement qui a surpris le monde autant par son ampleur que par son expression pacifique.

Cependant, avant de penser à dicter des orientations ou introniser des chefs, il convient peut-être de dire aussi ce qu’il faut éviter de faire ou, plus exactement, de refaire.

NOSTALGIES MEURTRIÈRES

En octobre 1988, le pouvoir surpris par une révolte impliquant essentiellement la jeunesse, avait été tétanisé dans un premier temps. Pendant la dizaine de jours qui a suivi les premières émeutes, les responsables gouvernementaux s’étaient quasiment tous terrés. Ils étaient persuadés que le soulèvement avait une direction cachée qui ne tarderait pas à leur demander des comptes.

Les tentatives improvisées et maladroites du chevauchement de la colère populaire par des groupes de gauche ou des islamistes dévoilèrent un événement sans cap et redonnèrent aussitôt confiance au pouvoir qui allait organiser, à sa manière, sa « transition ». La suite est connue. Pollution du pluralisme par l’argent public qui aboutit à la création de plus de soixante dix partis où le multipartisme fut folklorisé ( on se souvient de la mer intérieure qui allait irriguer l’arrière pays ), ouverture médiatique frelatée par des assistances qui pèsent encore aujourd’hui sur la viabilité et l’autonomie de la presse, tractations avec le fondamentalisme destinées à contenir l’aspiration à la refondation nationale dans des reclassements claniques…

Depuis quelques semaines, des anciens responsables dont peu savent ce que veut dire contraintes politiques ou privations sociales s’essaient à des manœuvres similaires. Il y a comme une volonté de rejouer le match et enfermer une dynamique citoyenne libératrice dans des réseaux ou des opérations relevant des chausse-trappes et perceptions passéistes. S’ils ne sont pas replacés dans leur propre histoire et mis devant leur responsabilité dans le drame national, la suffisance et l’autisme politiques et sociaux de ces individus peuvent en faire des agents de complexification supplémentaires dans une phase historique particulièrement délicate.

Les raisons de ces tentatives de rattrapages sont simples à comprendre. Leurs auteurs sont des acteurs et des bénéficiaires du système qui est aujourd’hui radicalement remis en cause par le peuple faute d’avoir été en mesure d’honorer mille et une annonces de réformes restées sans suite. Habitués au dirigisme qu’ils ont docilement suivi et, pour certains, reproduit, ils ne connaissent pas d’autres manière de gouverner. Pour eux, la solution ne peut venir d’un monde qu’ils ignorent. Et qui leur fait peur.

Les forces d’inertie du système qui pèsent sur les institutions diffusent aussi sur des relais d’opinion. Il ne faut pas oublier que pendant plusieurs semaines, la plupart des organes de presse se contentait du rejet du cinquième mandat. C’est la rue qui a imposé l’exigence du départ de tout l’ordre politique en place depuis 1962.

Dans un article paru ce 6 mai dans un quotidien national, il est écrit que le pouvoir refuse le changement DU système que demande le mouvement – on n’a pas dit le changement DE système – exigé par les manifestants. On en reviendrait déjà aux vieilles lunes qui ont tant de fois vanté la possibilité de réformer le système de l’intérieur. D’autres stéréotypes de la pensée unique apparaissent dans ces appels se voulant au dessus de la mêlée. On y parle de l’armée ET du peuple. L’institution militaire est politiquement intégrée comme une entité distincte, égale ou, pourquoi pas, supérieure au peuple. Après tout, on a bien entendu dire que l’armée était fière du peuple !! Un régime militaire est par essence la négation de la volonté du citoyen. La chose est encore plus vraie dans le tiers-monde.

Ces mêmes intervenants, sincères ou intéressés, sont unanimes pour dire qu’il faut aller rapidement vers une élection présidentielle avec les dispositions constitutionnelles actuelles. Ce qui serait un vrai désastre politique pour le pays. Si nul ne peut dire comment va se traduire concrètement le mouvement du 22 février, il faut être un dangereux aventurier pour croire que la société algérienne va encore se laisser canaliser dans les fosses politiques gérées par des hyper-présidents où on a fait macérer la génération d’après guerre.

La révolution en cours est autant politique que culturelle et sociétale. Si on ajoute les bombes à retardement socio-économiques qui nous attendent dans un an à dix-huit mois, il est urgent de penser à préparer les nouveaux cadres politico-administratifs qui aient la légitimité, l’adaptabilité et la performance nécessaires à une gouvernance qui puisse entraîner le consentement du citoyen devant des restrictions matérielles qu’aucun pouvoir militaro-policier ne pourra faire accepter.

Autant dire que les logiciels des oracles du système qui se rappellent à notre bon souvenir sont hors service dans un moment historique dont ils préfèrent esquiver ou nier les messages faute de vouloir les accepter ou de pouvoir les comprendre. Leur monde est mort mais ils refusent de l’admettre. Il n’y a pas lieu de leur livrer combat. Le débat est impossible. La seule réponse à opposer à ces prêches antiques est de les ignorer. Il s’agit de concevoir et de construire des solutions innovantes qui n’existent ni dans les pensées anciennes ni dans les instruments qu’elles ont sécrétés.

Il est donc indispensable de placer des barrières étanches entre ceux qui adhèrent à la revendication du changement de système et ceux qui cherchent à le ressusciter ou à en proroger l’impéritie. Ces deux attitudes sont exclusives l’une de l’autre. Et opérer cette décantation est déjà une manière d’avancer et de gagner du temps.

PERSPECTIVES

Outre les raisons de fond énoncées ci-dessus qui disqualifient l’essentiel de l’ancien personnel, il y a des facteurs conjoncturels qui distinguent l’explosion d’octobre 1988 de l’insurrection de 2019. Le caractère violent et éruptif de la première ne pouvait pas déboucher sur un mouvement durable. Emmené par un élan dominé par les jeunes, parmi lesquels les étudiants ne tarderont pas à être le fer de lance, le mouvement du 22 février a pu se donner, grâce aux réseaux sociaux, un minimum de lisibilité politique ; ce qui lui a permis de gagner l’ensemble du pays, entraînant derrière lui la quasi-totalité des catégories sociales.

La cible du mouvement qui demeure le démantèlement du système est à la fois stratégiquement pertinente, elle soulève le vrai problème du pays, et tactiquement efficace puisqu’elle fédère le plus grand nombre. C’est d’ailleurs ce qui lui a permis, jusque là, de déjouer toutes les manoeuvres de provocation et de division.

On entend ici et là des appels à donner une direction au mouvement. Ce serait une erreur. En tout cas pour l’instant. Tant que l’état-major ruse en feignant de croire qu’il y a possibilité de trouver dans le cadre d’institutions caduques une issue à une impasse qui en est la conséquence, le mouvement doit demeurer une puissance collective insécable fixée sur son objectif premier : la sortie d’un système politique obsolète et prédateur. Ce qui ne veut pas dire qu’il ne faut pas multiplier les débats comme le font les universités pour affiner les discussions sur l’organisation des luttes et la façon d’atteindre des objectifs d’étapes précis.

Assiéger la capitale chaque jeudi soir pour réduire la masse des manifestants, maintenir le gouvernement nommé par celui qui est maintenant décrit comme le diable personnifié, jouer avec une justice sélective pour amalgamer les dossiers de corruption tout en réglant des comptes, espérant faire oublier les revendications du peuple est autant un message politique signifiant un refus d’entendre qu’une approche tacticienne visant à gagner du temps.

Une page se tourne dans l’Algérie d’après-guerre. Le renvoi et les changements de personnes ne suffiront pas. Une fois ce constat élémentaire mais capital admis, les échanges pourront commencer.

On ne part pas de rien. Dans le feu de la mobilisation citoyenne des propositions réalistes et judicieuses ont émergé.

Une présidence collégiale dont le nombre et la composition restent à définir est une garantie de sa résistance contre les pressions ou les tentations. Un gouvernement de transition formé de techniciens chargés des affaires courantes, une commission dont la mission est de convoquer les acteurs politiques et sociaux devant prévoir et gérer les mécanismes d’une transition démocratique, l’organisation des élections législatives avant la présidentielle font consensus dans les rangs du mouvement…. C’est déjà beaucoup. D’autres sujets peuvent venir s’ajouter à ce viatique. La mobilisation populaire doit rester de mise pendant toute cette période pour dissuader ou neutraliser les manœuvres contre-révolutionnaires.

Il faut aussi penser d’ores et déjà au séquençage des priorités. Le temps est précieux. C’est précisément pour cela qu’il convient de l’utiliser à bon escient ; c’est à dire qu’il ne faut ni se précipiter ni tergiverser.

Les douloureux précédents de la dérive sanglante qu’a connus la vie politique algérienne nous imposent de constamment avoir à l’esprit les deux objectifs vitaux qui doivent être assignés à la conférence de transition. Il s’agit de la révision complète et radicale du fichier électoral national et de la définition claire des préalables démocratiques qui doivent prévaloir dans tout processus électoral. Une fois ces bases posées et adoptées, le reste fait partie des compromis démocratiques que toute société apaisée sait trouver. Il n’y a pas de raison de douter de la capacité d’un peuple qui a su garder aussi longtemps une mobilisation d’une telle qualité à trouver des médianes politiquement consensuelles pour organiser la nouvelle Algérie. L’essentiel est de bien saisir que la cité de demain ne peut pas être une réplique de la banlieue politique où le militaire a parqué le citoyen au lendemain de l’indépendance.

CHOISIR

Dans la foulée de la révolution citoyenne, la situation est donc bien plus claire que ne le laissent sous-entendre les apparatchiks recyclés en arbitres autoproclamés ou suggérés par le pouvoir réel. Il reste à dissiper les malentendus, évacuer les confusions et prévenir les pièges. L’heure des grands choix a sonné. On ne peut pas se mettre avec ceux qui crient « système dégage » et se commettre avec ceux qui susurrent « système revient. »

La jeunesse détient les clés de son destin. Elle peut assumer ses vérités et aller au bout de ses rêves.

Le dernier mot revient à la grande Djamila Bouhired : ne vous laissez pas voler votre révolution.

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