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La Chine, créancier généreux mais indélicat de l’Afrique

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En un peu plus d’une dizaine d’années, la Chine s’est hissée au rang de premier créancier de l’Afrique, en s’appuyant notamment sur ses deux principaux bras financiers (policy banks), en l’occurrence la Banque chinoise d’import-export (China EximBank) et la China Development Bank (CDB), ainsi que sur des fonds bilatéraux spécifiques comme le Fonds de développement Chine-Afrique (CAD Fund).

Bien que les institutions financières chinoises demeurent très discrètes sur leurs interventions en Afrique, en dehors des données qu’elles sont obligées de divulguer lors des cérémonies officielles, l’Initiative de recherche Chine-Afrique (CARI), un centre de recherche dépendant de l’Université américaine Johns-Hopkins, a constitué une base de données assez fiable sur les prêts servis par l’Empire du Milieu à l’Afrique. Il en ressort que Pékin a déversé 94,4 milliards de dollars de prêts en Afrique entre 2000 et 2015.

Au cours des deux dernières années, le compteur s’est vivement emballé. Quelque 47 milliards de dollars sur l’enveloppe de 60 milliards promise sur trois ans au continent par président Xi Jinping, lors du 6ème forum sur la coopération sino-africaine (FOCAC) tenu en décembre 2015 à Johannesburg, ont été déjà décaissés. Des décaissements qui portent le montant global des prêts chinois distribués sur le continent à plus de 140 milliards de dollars. Conséquence: ces prêts représentent aujourd’hui près de 20% du stock total de la dette des pays d’Afrique subsaharienne.

Dans une étude publiée le 16 avril dernier, le think tank américain, Brookings Institution, a révélé que les prêts consentis par la Chine aux pays d’Afrique subsaharienne depuis le début du nouveau millénaire ont essentiellement servi à financer plus de 3000 projets d’infrastructures. Intitulée «Compétition en Afrique : la Chine, l’Union européenne et les Etats Unis» (Competing in Africa: China, the European Union, and the United States), cette étude a également précisé que ces projets ont largement stimulé la croissance économique dans les pays bénéficiaires. Les gains générés en termes de croissance ont atteint deux points de pourcentage dans certains pays. Au Kenya, le gouvernement a assuré récemment que la ligne de chemin de fer Nairobi-Mombasa, inaugurée en mai 2017 et financée par la China Eximbank, permettra, à elle seule, au pays, de gagner un point et demi de croissance.

Un rapport publié en juin 2017 par le cabinet d’audit et de conseil américain McKinsey a d’autre part tordu le cou à certaines idées reçues, en révélant que les financements chinois contribuent à créer assez d’emplois localement. 89% des employés de 1000 entreprises chinoises sondées dans le cadre de cette étude étaient africains, soit près de 300 000 emplois.

Poétiquement intitulé «La danse des lions et des dragons» (Dance of lions and dragons), le rapport de McKinsey a fait remarquer par ailleurs que le montant global des accords de financement de projets d’infrastructures conclus par la Chine au Sud du Sahara, sur la seule année 2015, s’est élevé à 21 milliards de dollars, soit une enveloppe beaucoup plus élevée que celle relative aux accords signés sur la même période par le Consortium pour les infrastructures en Afrique (ICA), qui regroupe la Banque africaine de développement (BAD), la Commission européenne, le Banque européenne d’investissement (BEI), la Société financière internationale (IFC), la Banque mondiale et les pays membres du G8 !

Prêts contre ressources naturelles et contrats juteux : Un peu partout sur le continent, Pékin n’a en réalité fait qu’occuper le terrain laissé par les bailleurs de fonds traditionnels, de plus en plus sourcilleux en ce qui concerne le respect des droits de l’Homme et la gouvernance démocratique. Les financements des bailleurs de fonds occidentaux sont souvent corrélés à un ensemble de conditionnalités visant à réformer les économies africaines dans un sens libéral (privatisations, réduction des effectifs de l’administration, libéralisation des secteurs stratégiques, etc.) et à encourager les pays à s’engager sur la voie de la démocratie et de la bonne gouvernance. En l’absence de progrès dans ces domaines, ces bailleurs de fonds traditionnels se réservent le droit de fermer le robinet du financement.

La République populaire de Chine a desserré l’étau de cette conditionnalité. Ce bailleur de fonds émergent s’en tient à sa politique de non-ingérence dans les affaires intérieures des pays africains, dont les dirigeants apprécient l’absence, de la part de la Chine, de sermons sur les droits de l’homme et la corruption.

Le fondement de cette politique non interventionniste se trouve dans les «cinq principes de la coexistence pacifique», présentés par Zhou Enlai, alors premier ministre chinois, lors de la Conférence de Bandung en 1955: respect mutuel de l’intégrité territoriale et de la souveraineté, non-agression mutuelle, non-ingérence mutuelle, bénéfices mutuels, coexistence pacifique. Certains experts occidentaux remettent cependant en cause l’inconditionnalité des prêts chinois. D’autant plus que Pékin assujettit souvent ses prêts à l’accès au marché pour les exportations chinoises et pratique une «aide liée» (Tied Aid), dans le cadre de laquelle le pays bénéficiaire est obligé d’avoir recours aux biens ou services des entreprises du pays prêteur pour mettre en œuvre les projets financés.  «En fait, l’aide chinoise est doublement liée. D’une part, les projets financés par la Chine font essentiellement appel à des entreprises chinoises; et d’autre part, les financements de projets d’infrastructures (routes, ponts, barrages, hôpitaux, etc.) ou de prestige (stades, palais présidentiels) sont systématiquement liés à l’octroi de concessions pétrolières ou minières», explique Laurent Delcourt, chercheur au Centre tricontinental (CETRI), un centre d’étude belge spécialisé dans les questions du développement et les rapports Nord-Sud.

Baptisé «financement angolais», ce mode opératoire a été utilisé dans plusieurs pays riches en ressources naturelles, dont l’Angola, le Soudan et la République démocratique du Congo. «Les Chinois ont recours à cette pratique dans des pays qui ne sont pas solvables. Si on veut leur prêter de l’argent, il faut pouvoir réduire les risques tout en évitant des taux d’intérêt prohibitifs. La technique utilisée consiste à garantir les prêts par des produits dont l’exportation génère des devises», souligne Deborah Bräutigam, directrice de l’Initiative de recherche Chine-Afrique. Et d’ajouter : «Sur le continent, certains des pays qui ont eu recours à ce schéma financier ont vu leurs revenus à l’export baisser à cause de la chute des prix des matières premières. C’est le cas de l’Angola qui a, aujourd’hui, des difficultés à rembourser les prêts chinois. Résultat: environ 63% des exportations du pétrole angolais sont à destination de la Chine».

 Une menace pour la soutenabilité de la dette africaine : La pluie de yuans qui s’abat sur l’Afrique inquiète au plus haut niveau les bailleurs de fonds multilatéraux, dont la Banque mondiale, le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque africaine de développement, qui y voient une menace pour la soutenabilité de la dette africaine.

Dans un rapport publié le 8 mai, le FMI a révélé que «sur les 35 pays à faible revenu en Afrique subsaharienne, 15 sont aujourd’hui en surendettement ou risquent fortement de le devenir», sans pointer ouvertement la responsabilité de la Chine, qui est leur premier créancier. Le géant asiatique détient aujourd’hui 55% de la dette extérieure du Kenya et 70 % de la dette publique bilatérale du Cameroun. En Angola, chacun des 28 millions d’habitants doit 745 dollars à la Chine ! 
La BAD a, quant à elle, appelé les pays du continent à la prudence face à l’endettement en devises étrangères, tout en leur recommandant d’émettre des obligations en monnaie locale.

Après près de 20 ans de lune de miel entre Pékin et l’Afrique, les agences de notation financière estiment de leur côté que la dette africaine est actuellement moins soutenable que par le passé. Dans une étude publiée le 22 mai sur les niveaux et structures de la dette des pays d’Afrique subsaharienne, Standard & Poor’s (S&P) a averti contre la résurgence de crises de dette semblables à celles qui ont frappé la région à la fin des années 90. «L’initiative pour les pays pauvres très endettés (PPTE) a aidé les pays d’Afrique subsaharienne qui en ont bénéficié à réduire leurs stocks nets de la dette publique de plus de 100% du PIB en 2000 à 24% du PIB en moyenne en 2008 et 18% en 2011. Mais depuis 2011, les stocks nets moyens de la dette publique ont encore augmenté pour atteindre 53% du PIB en 2017», a souligné S&P, tout en indiquant que ce ratio dette-PIB reste éloigné du point de décision PPTE (le seuil à partir duquel la Banque mondiale et le FMI décident formellement qu’un pays est éligible à l’allégement de la dette).

L’agence américaine a cependant noté que les dépenses au titre de service de la dette ont renoué avec les niveaux qui ont précédé le lancement de l’initiative PPTE, passant de 4% des recettes de l’Etat en 2011 à 11% en 2017. Dans six pays, dont le Ghana, la Zambie et l’Ouganda, les coûts du service de la dette ont même dépassé les niveaux qui ont précédé le lancement de l’initiative PPTE. Au Ghana par exemple, le service de la dette représentait 36,2% des recettes de l’Etat en 2017 contre 32,9% au moment de l’initiative PPTE.

L’Empire du Milieu, qui s’obstine jusqu’ici dénoncer à régulièrement un «China bashing»(matraquage anti-chinois) de la part des Occidentaux, en guise de réponse aux remontrances des institutions financières multilatérales, est plus que jamais appelé à revoir sa politique de crédit trop facile, voire indélicate pour assurer la durabilité de son idylle avec l’Afrique. L’Afrique devrait, elle, exiger l’inscription de cette question à l’ordre du jour de la 7ème édition du forum sur la coopération sino-africaine, prévu en septembre prochain à Pékin.

Ecofin

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