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Individu ou « dividu » ?

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Cette contribution de Marcel JB Tardif* fait suite à celle publiée par notre site sous le titre : De Socrate ou de Google.

Organisme ou algorithme ?

L’économie libérale, celle du marché, aura été celle de la mise en valeur de l’individualisme. Ce dernier, selon Harari, repose sur trois hypothèses fondatrices de la personne qu’il recoupe:    1) « je suis un individu », donc un être complet et non sécable en parties, sous-systèmes ou composantes, et, ce faisant, d’essence unique, soit celle qui qualifie le « moi authentique » qui s’y profile; 2) « je suis libre», en ce que l’être authentique qui me singularise n’appartient à personne d’autre; 3) « je sais donc sur moi des choses que nul autre ne sait », parce que mon moi intérieur n’est pas obligatoirement accessible aux autres. Toutefois, remarque encore Harari, les sciences de la vie contestent ces trois mêmes hypothèses : a) « les organismes, ce qui inclut les êtres humains, sont essentiellement des algorithmes », partant ils ne sont pas des « individus » mais des « dividus », soit des assemblages de différentes composantes (ou fonctions) dépourvues de voix intérieure leur conférant un statut d’unicité du moi ; b) « les algorithmes (que constitue chacune des composantes ou fonctions des organismes que sont les êtres humains) ne sont pas libres », parce qu’ils sont le produit des ajustements que leur font subir leur environnement d’évolution propre ; c) « un algorithme extérieur au moi pourrait donc me connaître mieux que je ne me connais moi-même ». De fait, les technologies actuelles, et sans doute plus encore celles qui suivront, nous permettent de nous connaître largement plus et mieux que nous ne semblons généralement nous connaître nous-mêmes.

S’imaginer soi-même plus que ne se connaître à fond

Les gens se fabriquent des images d’eux-mêmes, que ne semblent pas toujours reconnaître ceux et celles qui les entourent, qui les côtoient et qui échangent depuis longtemps avec eux. Ils se décrivent, se présentent, comme des êtres aux qualités supérieures à leur réalité constatée par leur entourage, et ont tendance à sous-estimer la valeur des autres. Ce qui explique, que leur comparaison aux autres, pour se situer et s’évaluer, donc se définir pour se comprendre, fausse la dimension de leur état réel. Ils ne se connaissent pas tant, qu’ils ne se composent une présence, une utilité, une valeur donnée. Leur jugement sur eux-mêmes est empreint de subjectivité, alors que leur prétention à se confirmer eux-mêmes se voudrait objective, parce qu’ils auraient seuls l’autorité requise pour jauger la mesure vraie de leur moi intérieur. Or, leur être est un assemblage de parties (fonctions), que leur moi authentique, comme s’il s’agissait d’un esprit-maître-à-bord, une sorte de conscience dématérialisée qui planerait au-dessus de leur corps physique, ne contrôle pas volontairement. Leurs composantes sont régies par des impulsions et des sécrétions qui échappent à leur conscience, et donc à leur esprit. Ce sont les algorithmes qui les caractérisent, pris séparément, qui ajustent leur temps de fonctionnement et la qualité de leurs interrelations entre eux. On ne saurait donc prétendre, que les gens, les êtres humains, soient conscients par l’esprit de leurs pulsions, de leurs émotions et de leur sensations, quand de fait les composantes qui les supposent et qui les éprouvent échappent au savoir de leur personne. Pourtant, il demeure, que l’état de fonctionnement et les besoins de correction de telles composantes de l’être humain puissent être mieux connus et assumés par des machines, qu’ils ne sauraient l’être par les hommes qu’elles servent à constituer.

Des conditions de l’être humain mieux maîtrisées par le « non être humain »

Novartis et Google, en partenariat, ont développé des lentilles cornéennes qui non seulement corrigent la vision du sujet, mais contribuent en permanence à contrôler le niveau de glucose dans le sang de qui les portent par l’analyse du flot lacrymal. Pixie Scientific a mis en marché des couches intelligentes qui analysent les urines de bébé, et, ce faisant, contribuent non seulement à tenir propre l’enfant mais à maintenir celui-ci en meilleure santé à compter des lectures d’état qu’elles permettent de suivre à longueur de journée. Microsoft Band produit des brassards intelligents qui relèvent le rythme cardiaque, la qualité du sommeil et les pas d’une personne. Google Fit permet de suivre un nombre élevé de fonctions vitales de l’homme, à compter de puces en vêtements, en bracelets, en chaussures, en lunettes notamment. Google Flu Trends permet de prévenir les épidémies de grippe à l’échelle de la planète, et ce à compter du cumul d’information réalisé depuis les sujets atteints, en pistant les sujets exposés au risque de sa propagation par leur proximité du champ viral. Google Baseline Study, à compter d’une base de données mondiale, établira le profil idéal de santé des populations locales. 23andMe, dont le nom renvoie au nombre de paires de chromosomes de l’homme, entend tout savoir sur l’ADN et donc du code génétique du monde. Et tant et plus d’autres applications, comme entreprises, au cours des années qui viendront, voudront mieux connaître l’être humain, une considération ou toute considération à la fois. Or, qui, présentement, peut se targuer de connaître, parfaitement, l’état réel de sa condition d’être ? Nos propres fonctions vitales, en termes de statut de santé, nous échappent, sauf à faillir, alors que des algorithmes non humains peuvent en suivre l’état mieux que nous ne saurions le faire. Et tout cela, parce que nous n’en sommes pas conscients.

Nous sommes des « dividus » en suspension

Les humains ne sont pas des individus, des êtres indivisibles, mais des assemblages d’organismes, et donc des « dividus ». Ils sont un montage de composantes, dont on trouve la réplique chez d’autres sujets. Ce qui permet, aux algorithmes non humains de comparer l’état de leurs fonctions et d’en tirer un savoir qui transcende celui de la conscience des hommes. Au total, donc, nous serions mieux assurés d’un futur vital de qualité supérieure, si nous nous en remettions plus largement et plus complètement aux savoirs sur nous des algorithmes cybernétiques. Mais voilà, les « dividus » en suspend que nous sommes ne sont pas rassurés par l’inconscience de ceux qui voudraient leur assurer une meilleure conscience de leur état de vie. Les hommes, qui, dans le passé, ont produit des technologies, n’ont que très rarement posés les limites éthiques de leur usage, ce qui a donné lieu à une surenchère de contrôles sur les autres humains par les utilisateurs de leurs inventions. Dès lors que l’évolution nous mène déjà vers la cyborgisation de l’espèce humaine, doit-on prendre des mesures pour éviter d’être précipité dans le ravin sans fond des travers… de l’homme ? Travers de comportement, que les successeurs de premiers cyborgs, les machines déshumanisées complètement, auront su interpréter et répliquer depuis les hommes qui les auront pensés au départ. Et puisqu’il n’est pas sensé de vouloir retarder (stopper) le progrès, en quelque domaine de savoir que ce soit, pouvons-nous au moins en faire autant au chapitre de la responsabilité sociale et donc de l’éthique de l’autre ? Nous ne sommes pas qu’en suspension d’être remplacés par qui/quoi nous connaîtra mieux que nous-mêmes en matière de fonctions vitales diverses. Nous serions en suspension d’être anéantis en matière d’éthique de vie, dès lors que nos inventions auront donné dans les pires travers de l’homme. Et si la conscience de soi devait exister, qui soit autre chose qu’un algorithme de plus de l’être en moi, alors nous devrions pouvoir encore espérer nous comporter de manière plus responsable face à nous-mêmes et donc face à notre devenir propre. Chose certaine, rien ne nous a convaincu, jusqu’ici, qu’aller au-delà de l’éthique de soi nous aura permis de faire montre d’une plus grande conscience des autres au final. Serions-nous une étape donnée, dans une longue chaîne d’évolution de « dividus », qui auraient pris leur conscience pour plus humaine qu’elle n’était de fait algorithmique ? Sommes-nous réellement en suspension de notre « humanitude » actuelle, ou effectivement en progrès vers notre « cybernétude » future ?   

*Marcel JB Tardif, CEO – Perform Info Inc.

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