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Aline Delatte, chercheuse au MENA CTE : « Le développement des villes dépend de l’intégration des politiques urbaines et des transports »

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Les transports publics suscitent ces derniers temps l’intérêt des pouvoirs publics et des organismes de recherche et développement. Ces deux cités sont devenus prospecteurs des techniques et modes les plus adéquats pour la satisfaction des usagers et, partant, réussir le challenge d’essorer les villes. C’est dans ce contexte, qu’on a interviewé Aline Delatte, chercheuse Française installée à Dubai, pour le compte de MENA Center for Transport Excellence (MENA CTE).

Algérie Eco : Tout d’abord, présentez-vous à nos lecteurs

Aline Delatte : je suis chercheuse dans le domaine de la mobilité urbaine et du développement des transports publics pour le compte du MENA Center for Transport Excellence (MENA CTE), basé à Dubaï et fondé en 2009 par l’Union Internationale des Transports Publics (UITP) et l’autorité des transports de Dubaï, Road and Transport Authority (RTA).

Les objectifs de MENA CTE sont de générer de nouvelles connaissances sur le développement des transports publics à la région MENA. Je fais partie d’une équipe de quatre chercheurs, dont Dounia Gourram, chargée du bureau UITP Afrique du Nord, dont les travaux sont dédiés au Maghreb.

Nous travaillons actuellement sur la question de la qualité de service et du marketing des transports publics, en vue de soutenir les autorités et les opérateurs. Un second axe de recherche consiste à comprendre la dynamique des transports informels, et à conseiller ces dernières à s’organiser pour le bien des usagers.

Les transports, particulièrement urbain et suburbain, sont un casse-tête  pour les usagers, mais ils le sont aussi pour les décideurs quant à la définition de la politique à même de permettre une gestion et une exploitation satisfaisantes. Qu’en pensez-vous ?

Le transport urbain est en quelque sorte le système nerveux d’une ville : sans réseau de transport intelligent, intégré et sain, une ville devient rapidement invivable, incontrôlable.

Sans une stratégie cohérente et à long-terme, les transports deviennent rapidement un casse-tête pour les décideurs. La politique de transports est une question complexe qui doit s’intégrer dans une politique de développement urbain coordonnée.

La densité urbaine, la répartition géographique des services, la localisation des pôles économiques sont des aspects primordiaux à prendre en compte pour la planification escomptée. Les autorités de développement urbain et celles des transports travaillent, souvent, sans intégration.

La non-coordination entre les deux conduit à une incohérence du système de la ville et mène à un développement anarchique, laissant les rues au diktat des véhicules des particuliers et transporteurs informels, qui mettent en danger la sécurité des usagers.

 Généralement, cette situation exacerbe le flux du trafic et entraine un recours, justifié, du citoyen à son véhicule, celui-ci étant perçu comme le mode de transport le plus flexible, sécurisé et fiable par les habitants du MENA.

Le développement durable de nos villes reste, donc, subordonné à l’intégration des politiques urbaine et des transports.   Aujourd’hui, les autorités de la région doivent consentir des efforts pour mettre en place une gouvernance intégrée, avec une vision à long terme. La création de l’AOTU d’Alger est une réalisation essentielle qui doit être poursuivie en développant parallèlement l’intégration précitée.

La situation est-elle similaire dans les pays du MENA ?

Aujourd’hui l’une des similarités constatées dans la région MENA, mais aussi dans le reste des agglomérations au monde, est le problème de congestion. Cela s’explique par deux tendances actuelles. D’abord, une rapide urbanisation observable tout autour du globe : les populations se rapprochent des pôles économiques situés dans les villes.

Actuellement, 2 habitants de la région de MENA sur 3 vivent dans les villes. Plus de 70% de la population algérienne (40 millions) y vit aussi. En Tunisie et au Maroc, presque les deux tiers de la population est urbaine, avec une population nationale de 11 et 34 millions.

Les autorités locales n’ont toujours pas les moyens humains, techniques et financiers pour répondre à cette rapide croissance des villes, ce qui conduit à un manque d’infrastructure de base pour le grand nombre de la population urbaine, y compris une faiblesse de l’offre de transports.

Les foyers s’installent en périphérie des villes, loin des services et des pôles économiques, là où les loyers sont plus abordables qu’au centre. Ce phénomène d’étalement urbain affecte directement la mobilité : plus grande distance des trajets, sans desserte par les transports publics.

Il en résulte une hausse de la demande, et une plus grande distance de trajet à parcourir. A ceux-là, s’ajoutent la croissance économique et la hausse du pouvoir d’achat qui contribuent à une rapide motorisation : les ménages s’équipent d’une voiture dès que le budget leur permet, pour pallier le manque d’alternative, mais aussi par souci de revalorisation du statut social.

En effet, la voiture a une image sociale très forte, d’où qu’elle soit prisée par les ménages. Cette rapide urbanisation et motorisation génèrent un nombre croissant de voitures privées circulant un peu partout.

A Alger, une personne sur dix avait un véhicule en 1990, alors qu’une sur cinq en est propriétaire, en 2014.

A Casablanca, le nombre de véhicules a quadruplé entre 2000 et 2014, pour atteindre 1.5 million de véhicules pour une population urbaine de 4 millions d’habitants.

Toutefois, chaque ville a ses propres spécificités  topographiques, culturelles, politiques. C’est là toute la complexité du développement urbain : il est primordial de s’inspirer et d’apprendre de l’expérience d’autres villes, pour maitriser les contraintes et spécificités et mettre en place des mesures qui répondent au style de vie et aux attentes de la population locale.

Dans la région MENA, on note des disparités dans le développement des villes des pays en transition, telles Amman, Alger, Casablanca et les villes des pays du Golfe : Dubaï, Abu Dhabi, Riyad.

Le développement des villes du CCG (Conseil de Coopération du Golfe comprenant l’Arabie Saoudite, Bahrain, Les Emirats Arabes Unis, le Qatar, le Koweit et le Sultanat d’Oman) sont similaires au développement des villes américaines, principalement le long d’axes routiers, qui structurent le développement urbain.

Cela s’explique par un essor concentré autour de la voiture privée : parking, services au volant (« drive »), etc. L’épanouissement des transports publics, en réponse aux problèmes croissants de congestion des villes, a commencé très récemment. Dubaï a inauguré son système de métro en 2009. Riyad est en train de construire un réseau de six lignes de métro et trois lignes de BRT qui doit être mis en service en 2019. Le système de métro de Doha sera mis en service en 2018.

Les villes du Maghreb et du Machrek se développent autour d’un tissu urbain beaucoup plus ancien, autour du centre-ville avec des rues escarpées, de manière plus organique. La concentration des services et de l’offre économique dans les hyper-centres pose le problème de la desserte des populations grandissantes vers ces pôles centraux.

Alors que la croissante motorisation affecte particulièrement les centres de ces villes, où la voiture prend plus de place, grignotant l’espace public. Au Maghreb, les efforts de développement des transports publics durant les dernières années sont prometteurs, et démontre la prise de conscience liée à l’urgence d’aménager nos villes, en réponse aux défis urbains d’aujourd’hui et à venir.

Cependant, la stratégie des transports ne se réduit pas à mettre en place l’infrastructure et le service. Il y a aussi un travail visant à  encourager et à accompagner le changement de comportement des usagers. Il semble que la nouvelle génération soit toujours très attachée à la voiture, symbole de luxe et de prospérité, en particulier dans les villes des pays du Golfe. Des campagnes de sensibilisation et d’éducation sont indispensables.

La population-cible est la catégorie des jeunes, qui devaient être imprégnés, via l’école par exemple, des comportements durables à adopter en tant que citadins responsables : l’utilisation des transports publics, mais aussi la marche et le vélo. Une autre tendance commune qui touche grandement le flux du trafic est le comportement des conducteurs, automobilistes et chauffeurs de bus (privés et publics).

 Le non-respect du Code de la route, notamment une conduite brusque et le stationnement hors arrêt des bus, conduit à ralentir le trafic et altérer le confort et la sécurité des passagers. Mais, il est possible d’améliorer l’ensemble du trafic en lançant, notamment, des formations pour les conducteurs de bus, des campagnes de sensibilisation des automobilistes, l’utilisation de nouvelles technologies pour monitorer le comportement des conducteurs des transports publics. Ces actions doivent être accompagnées par le renforcement des contrôles et par des pénalités à l’encontre des contrevenants.

Selon vous, le Maghreb se présente comment, notamment en termes de mise en place des nouveaux modes : BRT ou BHNS, métro aérien…. ?

Dans la région MENA, le Maghreb a été précurseur en matière de transport public en site propre avec le métro du léger à Tunis, en exploitation depuis les années 1980 et qui compte maintenant 6 lignes. La région enregistre, depuis quelques années, un bond en matière des transports publics, avec l’ouverture de nombreuses lignes de tram, métro et bus depuis le milieu des années 2000.

Une grande part des projets réseaux urbains ferroviaires actuels et à venir de la région se concentre au Maghreb.

Avec la mise en service du tram de Rabat (2007), du métro et du tram d’Alger (13.5km) en 2011 et du tram de Casablanca (31km) en 2012, ainsi que ceux d’Oran (19km) et Constantine (9km) en 2013.

De nombreux projets ferroviaires sont en cours de construction dans les villes du Maghreb : l’extension du métro d’Alger, le réseau ferroviaire du Grand Tunis, les trams de Sidi Bel Abbes, Ouargla, Sétif et Mostaganem en Algérie. Par ailleurs, le réseau de transport en commun en site propre de Sfax est en phase finale d’étude. L’ouverture de la ligne de Bus à Haut Niveau de Service (BHNS) avec des bus électriques à Marrakech, et les études de faisabilité pour un BHNS à Casablanca et à Agadir.

L’Algérie a su mettre en place un système de transport combiné, ne se basant sur l’exclusivité d’aucun mode. Est-ce la tendance mondiale ?

La diversité des modes n’est pas une fin en soi, mais plutôt une réponse à des besoins divers, des structures urbaines hétérogènes avec des densités variées, des contraintes topographiques et physiques nécessitant des interventions souterraines ou au contraire aériennes.

Chaque mode a ses propres particularités : capacité, vitesse, distance entre les stations, flexibilité du réseau, accessibilité, etc. Il est donc important de développer un mode plutôt qu’un autre, en se basant sur des études de faisabilité. Il faut aussi prendre en considération la demande existante et future, les plans de développement urbain, en comparant différentes variantes. Alors que le métro permet de desservir de plus longues distances avec une vitesse élevée, le tram s’arrête plus souvent.

Le bus est un moyen de transport qui permet une plus grande flexibilité à long-terme. Le transport par câble permet de surmonter des contraintes physiques telles que de forts dénivelés, ou encore des barrières physiques, donc les axes routiers, les rivières, ou des quartiers à hautes densités ou il est difficile d’implanter de nouvelles infrastructures souterraines ou en surface. Dans ce processus, impliquer l’acceptation des citadins est important.

Une stratégie de développement intégrée et exhaustive s’appuie sur un système hiérarchique de modes de transport : BRT et métro permettent le transport de nombreux passagers sur de grandes distances, le long d’axes principaux vers des pôles d’échange principaux ; le tram et le bus prennent le relais pour pénétrer les quartiers et offrir une mobilité de proximité, avec des arrêts plus fréquents, et finalement le vélo, la marche ou les minibus à la demande sont les alternatives pour couvrir le dernier km, depuis la station de bus ou de tram jusqu’à la destination finale. Chaque mode à son rôle à jouer dans un système divers et intégré. Le concept de Superblocks mis en œuvre à Barcelone reflète cette idée de hiérarchie des transports urbains.

Il faut aussi savoir que plus l’offre des modes est diverse, plus il est crucial d’intégrer ces modes sans que l’usager puisse passer de l’un à l’autre sans contraintes. Il y a aussi l’avantage du système tarifaire intégré, un système de ticket commun à tous les modes, une information en temps réel pour aider l’usager à choisir un mode et non un autre.

Ceci aura aussi à déterminer la sélection des trajets : trajet avec le moins de changement, trajet le plus rapide, trajet le moins polluant, trajet le plus bénéfique pour la sante, etc. De nombreuses sociétés travaillent sur le développement d’applications pour aider les citadins à adopter des comportements de mobilité propre, en réponse à leurs attentes.

L’intermodalité – changement de modes de transport durant un trajet – est un phénomène nouveau qui fait l’objet de nombreuses études par les instituts de recherche sur le comportement de mobilité, en développant de nouveaux outils visant l’accessibilité de la mobilité urbaine, sans voiture privée.  L’émergence des start-up travaillant sur le concept de MaaS (Mobility as a Service) démontre la tendance globale d’un besoin d’adapter nos offres de mobilité (un droit citoyen) et de ne pas limiter les transports urbains à la réalisation  d’infrastructures.

Et l’environnement dans tout cela ? Est-il pris en considération ?

Chacun de nous, en décidant d’aller au travail, à l’université ou à la gym en utilisant les transports en communs, l’auto-partage, le co-voiturage, le vélo ou la marche à pied, contribue à réduire les émissions de CO2 et de particules.

La Commission européenne a souligné dans une étude de 2011 que 40%  des émissions de CO2 en Europe sont dues au trafic motorisé. Les évidences quantitatives pour les villes de la région MENA sont indisponibles, cependant la pollution urbaine est visible à l’ œil nu, les taux de motorisation augmentent annuellement et l’âge de la flotte des véhicules est élevé. La part modale de la voiture dans les trajets quotidiens atteint 72% à Abu Dhabi. Il est indéniable que les transports urbains aient un impact néfaste sur la qualité de l’air et donc sur la santé des populations.

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